mercredi 12 octobre 2011

Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles

© Zeina ABIRACHED/ Cambourakis

"Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles" de Zeina ABIRACHED est une bande dessinée biographie. Une bande -dessinée reportage comme je les aime.
Elle retrace une nuit dans la ville de Beyrouth en 1984, en pleine guerre civile. Zeina, enfant avec son petit frère, attend le retour de ses parents partis rendre visite à la grand-mère à deux pâtés de maisons.
Dans cet espace clos, l'appartement, et sous les bombardements, vont se succéder les voisins et les différents chemins pour faire avec la guerre.

Une grande part est offerte à l'espace. Le quartier est un plan, un parcours à faire pour rentrer sans encombre, une géométrie du risque, une chorégraphie de survie. Ce sont des détails de guerre, de l'espace réduit, de l'espace découpé, du blanc. C'est aussi des commerces, des maisons, des secteurs et des communautés, chrétiennes, musulmanes et juives. L'appartement est plus qu'un espace de vie. Il est culturel et il devient surtout sécuritaire... un espace dans l'espace... l'entrée et la tapisserie au mur comme lien et constance familiale.

"Très vite, l'entrée n'a plus ressemblé à une entrée."
© Zeina ABIRACHED/ Cambourakis

La guerre est présente partout. Dans cette obligation de huis clos, dans les communications (le téléphone est son "khatt" (tonalité) à attendre, la radio), dans les questions rester ou partir, dans le ravitaillement, le choix des cadeaux (alcool et légumes déjà lavés), dans ce discours sur la ville (comme une nostalgie de l'autre partie), dans les jeux de distinctions auditives des bombes, dans le tic tac de l'attente d'un être cher parti sous les bombes. Ce lustre aussi, épée de Damoclès et aussi témoin sonore.
Mais c'est surtout de vie qu'est remplie l'entrée. De ces voisins bien vivants aux prises avec la guerre mais aussi leurs envies, leurs souvenirs, leurs liens d'amitié. Ce sont des portraits tendres. Anhala la femme aux services d'une famille jusqu'à connaître 4 générations (en attendant la 5ième). Chucri travailleur et bénévol aux services de l'immeuble. Ernest le coquet ancien professeur de français survivant de son frère jumeau. Mr KHALED et sa femme, anciens restaurateurs ayant fui leur quartier. Farah et Ramzi, jeunes actifs restés sur la touche par la guerre, vivant sans un bureau.
Et puis il y a les enfants, la narratrice et son frère: ils jouent, entre impatience, angoisse et presque insouciance dans cette entrée où ils sont "quand même, peut-être, plus ou moins, en sécurité [là]".

© Zeina ABIRACHED/ Cambourakis

Quel superbe moment que cette préparation du sfouf avec Anhala, que cette absence quand il faut l'enfourner... dans la cuisine. De quoi me donner envie de refaire un sfouf, une envie partagée d'ailleurs aussi par d'autres.
Quel autre magnifique preuve de vie que ce mariage, festin même en temps de guerre, préparé comme si de rien n'était, vécu en courant, en riant, en chantant... avec joie et inconscience.

© Zeina ABIRACHED/ Cambourakis

Les graphismes en noir et blanc rappellent ceux de Marjane SATRAPI. Mais ici les personnages restent de face. Un seul profil est là comme une parenthèse lyrique et culturelle, un nez, celui de Cyrano de Bergerac.
Les formes géométriques, la stylisation des détails, le rendu des hommes en aplats de formes et les fonds noirs rendent l'atmosphère pesante: les hommes sont presque des ornementations, tout est lenteur, attente.

Quelle belle transmission de vie, de mémoire.


samedi 8 octobre 2011

Neandertal (et des poussières)

© Yann FASTIER et MORVANDIAU/ L'atelier du poisson soluble

Je n'en avais pas parlé après la lecture. Quelle erreur! Parce qu'il faut bien l'avouer "Neandertal (et des poussières) " de Yann FASTIER et illustré par Morvandiau est une petite bombe d'humour. Pour tout dire il m'a valu des fous rires dans le métro (et ce n'est pas si courant que cela, et pour moi, et pour les autres).
Yob dévoile des moments de sa vie préhistorique autour d'une vingtaine d'histoires. Mais ne vous y fiez pas, même si certains détails peuvent rappeler ces temps anciens, le propos est très moderne.
Alors oui Yob parle de leurs moyens de survivances (chasse, pêche et ce feu que les Cro-magnons maîtrisent, eux les arrogants), des relations dans la communauté, avec les femmes, avec les autres communautés. Les situations quotidiennes sont revues et corrigées, des apéro, de l'écossage de chenilles, des gazelles qui taquinent les chasseurs, des fossiles gelés.
L'humour vient de l'anachronisme des réflexions, des valeurs. Les références culturelles sont à toutes les pages, cinématographiques, d'atmosphère d'enfants des années 80 (le kiki de tous les kiki, Cheeta accompagnant Tarzan, Rahan). Mais aussi par les références à l'évolution (pousse opposable, position debout, venir du singe ou de la mer), aux connaissances anthropologiques, historiques (dinosaures) et aux inventions.
Les histoires débattent de racisme, de naissance de l'univers ou de Création avec Adam et Eve (Nadam' et Ef), de sagesse, d'art "contemporain" et rupestre, de moralité, de gustatif.

© Yann FASTIER et MORVANDIAU/ L'atelier du poisson soluble

L'évolution arrive aussi pour le langage, de nouveaux mots aux notions complexes que l'on trouve en allant faire pipi au fond de la grotte, là où il fait noir et où il y a un bruit d'eau. Le style de Yann FASTIER apporte aussi ces métaphores très parlantes dans le contexte. Il joue avec les images, avec les mots, avec nos propres réflexions contemporaines et c'est jubilatoire.

© Yann FASTIER et MORVANDIAU/ L'atelier du poisson soluble

Les illustrations de Morvandiau apportent comme un esprit caricature qui soutient aussi l'humour du texte.

Et au final, il fait parti de ces livres que j'aime lire à voix haute à une tiers personne, adulte qui plus est. A relire aussi après avoir relu "Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy LEWIS.

Merci à L'atelier du poisson soluble!

mardi 4 octobre 2011

Le faire ou mourir

"Le faire ou mourir" de Claire-Lise MARGUIER est un court roman choc. Dam DeCaro est un adolescent de presque 16 ans aux prises avec la difficulté de vivre cet âge des possibles, ou plutôt des impossibles futurs.

Jeune au corps de "frite molle", il est solitaire. Seul parce qu'effacé, seul parce qu'aussi trop intelligent. A travers ses confidences offertes à une oreille attentive (le lecteur est tutoyé) nous avons accès à sa souffrance. " Il y a le ciel au dessus de moi, mais je ne le vois pas. Moi j'ai toujours vu que ce qui est sombre, ce qui est noir et effrayant, les monstres sous le lit, les fantômes dans le placard, la mort à l'angle de la rue."
Oui les thèmes sont violents et ardents: l'homosexualité, la scarification, le piercing, la violence extrême. Mais il n'y a pas là d'accumulation sordide mais bien une finesse des propos.
Dam (Damien) est un adolescent mal aimé à la recherche d'attention. Les autres ne semblent pas les plus méchants, même si les signes de coup sont visibles. C'est bien dans le cercle familial que le pire peut exister.
La famille se replie dans un autoritarisme et un étiquetage de l'adolescent sans prendre la peine de communiquer. Ils se fient aux indices vestimentaires, scolaires et conventionnels. Tout serait une affaire de crise d'adolescence, cela lui passera. Mais ils passent à côté de lui.

Le jeune homme comprend tout toujours plus vite que les autres: "Tu finis par te retrouver loin devant, et loin devant c'est pareil,que loin derrière, t'es tout seul, avec la différence que loin devant, les gens sont jaloux et curieux à la fois. Et cruels." Il cogite et bouillonne de sentiments non exprimés. Ses actes sont signe de négligence affective.
Le malaise pousse aux questionnements et aux passages à l'acte. Et les solutions paraissent fermées pour un adolescent, pas encore adulte, pas encore libre d'être juste lui-même. La révolte, l'agressivité, le repli sur soi, le choix d'appartenir à un groupe différent, le suicide ou la résignation. Dam choisit la passivité à l'extérieure et la furie maîtrisée seul, la scarification, comme marque sur soi, contrôle de sa douleur. Contrôle aussi des pressions internes: avec le sang s'écoule les tensions avant explosion.
L'homosexualité est au cœur du propos aussi. L'acte mais surtout ce qu'il implique: cet amour d'un être avant d'être celui d'un sexe. C'est aussi le regard d'autrui: l'homosexualité comme une sensibilité particulière, provoquant presque un respect de la différence, des attentions et des précautions pour des personnes extérieures et habituées aux enfants (enseignants et médecins) et une peur, une intolérance et une colère dans le cercle familial.
L'absence de communication inter-générationnelle couplée à cette découverte d'un autre rapport aux autres, à soi et à ses sentiments, de ce rapport de soutien et de prise de position de la mère de son ami, amène Dam dans ses retranchements. Laisser libre la parole et les sentiments ou se canaliser et pleurer. "Des fois j'étais mal à en crever, sans raison, mais j'avais pas envie que ça s'arrête, comment t'expliques ça? Si ça s'arrêtait, c'était le vide, et le vide ça me foutait la trouille pire que tout. J'attendais de cumuler pour que je finisse par pleurer (en cachette, j'avais compris) et que ça me soulage un peu. C'était comme si pleurer ça me consolait."
Il est à bout, peu de personne l'écoute. "Je ne me sens pas capable d'assumer la vie."

L'histoire a deux fins, cela pourrait déstabiliser mais l'idée est belle. Loin de proposer un happy end et une fin brutale c'est surtout le moment où tout diffère qui est intéressant: comme quoi le pire effectué, ce n'est peut-être justement pas le pire.

Un très bel entretien avec l'auteure chez In Cold Blog et son superbe avis documenté



samedi 1 octobre 2011

L'enfant & le temps


"L'enfant et le temps" de Bernadette GUERITTE-HESS est une bible pour ceux qui s'intéressent aux notions spatiotemporelles dans les apprentissages et le développement intellectuel et logico-mathématique des enfants.

Ce livre très complet fait le tour de la notion de temps, d'une part ce que nous entendons par les mots, d'autres part la logique à laquelle ils font appel. Et le sujet est d'importance. Il y a bien-sûr les pathologies liées aux relations au temps comme la dyschronie, les difficultés d'apprentissages des mesures du temps. Mais la temporalité entre bien plus dans nos vies que ce que nous pourrions croire. La notion abstraite doit devenir objective pour permettre de s'ancrer. Ainsi l’existence, l'histoire, le passé-présent-futur, la durée, les événements ou le mouvement dans le temps, l'âge et la généalogie doivent se matérialiser. D'autres part, les mesures ne sont pas évidentes et font appel à des mobilités d'esprit particulières et des équivalences numériques à maîtriser (seconde, heure, journée, date, semaine, mois, année, siècle, saison).

La partie "petite chronique" remet en contexte cet apprentissage de la logique temporelle, par le développement de l'enfant jusqu'à l'âge adulte et sa confrontation au temps offrant ainsi un aiguillage sur les exercices pratiques à mettre en œuvre à tel âge pour développer autant sa maîtrise des mesures du temps que l’anticipation, la rétroaction, le raisonnement etc...

Les autres parties, elles, proposent de très nombreuses activités permettant de reconstituer les notions, puis les opérations mathématiques, au sens de vivre des situations en temps réel pour créer des représentations graphiques et mobiles rendant ainsi les outils visibles. Et le choix est vaste, délimité, évolutif et se base sur 50 ans de carrière d'orthophoniste et de psychomotricienne.
Les exercices impliquant souvent beaucoup de matériel mais très facile d'accès (pensez donc aux 60 allumettes représentant les secondes, dans leur boite d’allumette représentant la minute, les 59 autres boites remplies pour faire l'heure etc...). Les "modes d'emploi" sont extrêmement précis et ramènent chacun à une difficulté particulière.

Le temps, immatériel, est ainsi disséqué dans son instant t, sa mesure, la durée, le mouvement, les opérations sur lui, le langage autour et le vécu.
Trois aspects de la mesure des durées sont mis en évidence: l'apprentissage des conventions, l' entrainement aux opérations mentales et l'organisation de structures logiques autour de l'équivalence numérique.
La pensée logico-mathématique et le langage sont alors mis en rapport, de l'un sans l'autre avec les les rééducations vécues avec des enfants sourds et malentendants, mais aussi dans leur rapport de causalité. Tout le langage concerné autant en mots, qu'en donnés, en vecteurs de temps, en précision temporelles (événements ou durées, simultanéité ou successions, temps emboités ou durées se chevauchant, lé début ou la fin) est explicité.

Les mises en motricité des notions abstraites apportent vraiment une appropriation matérielle de ces abstractions. Et sachant que le quotidien est plein de structures logicaux-mathématiques et que des lacunes temporelles affectent la vie de tous les jours, l'insertion dans une société construite autour des conventions temporelles mais aussi les énoncés de problèmes mathématiques, ce livre est vraiment une très belle proposition pour tous les éducateurs, professeurs et parents d'enfants entre l'école maternelle et le collège.
A ouvrir, décortiquer et mettre en pratique de suite!