samedi 30 janvier 2016

Qui fête son anniversaire aujourd'hui? - Lettres de l'écureuil à la fourmi

" 
Chers animaux,
Qui fête son anniversaire aujourd'hui?
S'il n'y a personne,
qui veut le fêter à l'avance?
S'il n'y a personne non plus,
qui veut fêter autre chose et m'inviter
à manger du gâteau et des pâtisseries?
S'il n'y a toujours personne,
qui veut tout simplement faire un gâteau
(un au miel et à la crème alors,
avec de la gelée douce et du sucre fondu)
et me proposer de venir le manger?
S'il n'y a personne, que faire... ?
Savez-vous ce que signifie "toucher le fond"?
J'en suis là. Aidez-moi.
L'ours

Cet après-midi-là, tout le monde fêta son anniversaire bien à l'avance, célébra autre chose ou fit tout simplement un gâteau. L'ours courut de l'un à l'autre jusqu'à l'épuisement puis s'allongea sous le saule, tout essoufflé et gémissant, et sombra lentement dans un profond sommeil, dans la lumière du soleil couchant."

(extrait de "Lettres de l'écureuil à la fourmi" de Toon TELLEGEN et illustré par Axel SCHEFFLER; Albin Michel jeunesse)

**
Vous ne connaissez toujours pas Toon TELLEGEN, courez-donc vous en offrir un... c'est du plaisir à l'état pur (et pas que sucré)!

vendredi 29 janvier 2016

Panthère

© Brecht EVENS/ Actes Sud

Christine rentre de l'école et son papa vient de la prévenir que Patchouli, son chat, est mort. Elle se précipite dans sa chambre pour pleurer. Du tiroir de la commode elle entend du bruit et une énooorme panthère en sort.
Panthère est coloré, plein de taches, immense. Il est aussi prince héritier de son royaume. Il connait l'enfant, elle non. Il vient juste à côté d'elle sur son lit et lui décrit son monde. Est-ce une peluche qui, en rêve, prend vie, comme son chien en peluche Bonzo? Le félin lui change les idées, elle ne pleure plus, elle est curieuse et rit même. Panthère devient un confident, un ami.
Leurs rendez-vous sont secrets. Elle rit, danse, propose un tea time, se fait chatouiller. Entre les jeux, quelques détails perturbent. Les gestes sont tendres, amicaux, mais aussi sensuels et passionnés. Il l'a mordu là, non? Et puis Panthère a tendance à changer son histoire en cours en fonction des avis de la fillette. Moui. Ils s'apprivoisent. Peut-être.

"- Ah oui, on façonne des joyaux de chocolat. Et on mange les lingots d'or, pour faire briller notre fourrure.
- Ouais! Et les gâteaux à la cerise?
- Munitions parfaites pour les batailles de nourriture. POUF!
- Ah oui!"
© Brecht EVENS/ Actes Sud

"Panthère" de Brecht EVENS est un huit-clos sur l'enfance. Panthère console et offre des récits, de l'imaginaire. C'est merveilleux. A travers lui, l'enfant découvre une autre forme d'amitié, pas simplement une relation d'une fillette à un animal de compagnie (non, non, décidément il ne l'est pas!). Mais Panthère est entreprenant et majestueux. Il amadoue Christine, il la manipule peut-être aussi. D'un magnifique rêve de fillette, plein d'émerveillements et de partages, la relation va devenir un petit cauchemar. Le danger guette, il est tapi dans le tiroir de la commode. Bonzo prend même vie pour lui dire de se méfier. Aurait-elle perdu toute vigilance? Serait-elle moins innocente? Panthère a de grandes dents, une grande langue. Et puis il ne mange pas que des brocolis ou mentirait-il un peu? Sur tout. Sur le principal.
Ce roman graphique parle de cette confiance que l'enfant peut accorder sans jugement. Le papa, débordé par les événements et par l'âge de sa fille, est presque absent. Il ne reste que Panthère et les convives qu'il invite.
Il est aussi question de pudeur et d'émois, d'une forme d'apprentissage de la séduction mais aussi de culpabilité et de réconfort, de prises de conscience.

© Brecht EVENS/ Actes Sud

Panthère est polymorphe, superbement multicolore et diablement séducteur. Brecht EVENS nous le propose en interaction perpétuelle avec Christine, d'une proximité chaleureuse, étouffante. Et puis il est autant panthère, que chien, que viande décharnée, que serpent, que dragon. Il est réalsite puis symbolique, texturée ou translucide, malin toujours.
Le père n'est qu'une silhouette à côté. La maison une boite colorée avec des pièces comme des tapisseries, aux formes imbriquées, géométriques, sans ombre ou justement dans la pénombre.

© Brecht EVENS/ Actes Sud

Une merveille de roman graphique pour jeunes, accompagnés, et pour plus vieux!  N'hésitez pas à lire le billet de Fabrice COLIN par qui l'envie est arrivée.

jeudi 28 janvier 2016

Herakles

Vous connaissez maintenant mon amour pour la mythologie grecque (parce qu'il va bien falloir me l'avouer maintenant : posséder 3 à 5 versions d'un même mythe est de l'amour... ou même de la rage!). Ainsi une autre version de la vie d'Herakles (connu aussi sous son nom latin Hercule).

© Édouard COUR/ Akileos

"Herakles" d’Édouard COUR est une bande-dessinée pour adolescents et adultes. Nous pourrions nous dire que l'intérêt est limité s'il s'agit juste de l'accumulation des douze travaux. Mais quelle joie, l'auteur nous livre bien les exploits de ce grand gaillard mais surtout les indices du contexte, du destin qui se brise sous les yeux. Mais pas que. Trois tomes pour suivre Herakles dans sa solitude, ses pulsions, ses cauchemars.

© Édouard COUR/ Akileos

Herakles est maudit. Venu au monde en même temps que son cousin Eurysthée, il ne sera pas roi. Et puis, Alcide, son nom d'homme, est orgueilleux. Marié et père il veut tout de même se faire reconnaitre comme un dieu, fils de Zeus. Héra ne lui pardonne pas, il deviendra Herakles le guerrier, sauveteur et tueur à la gloire d'Héra. Il devra se mettre au service d'Eurysthée pour 10 travaux, non 12 tiens parce que deux ne sont pas validés.

© Édouard COUR/ Akileos
 
L'on se joue de lui. Héra, les dieux, son cousin, les rois auxquels il rend service. Dans les deux premiers tomes, il avance, il ne renâcle pas. Il anéantit les bêtes, capture d'autres, tue les hommes sur son passage. Il est seul, parfois accompagné par cette ombre aux cornes recourbées. Est-ce sa conscience? Non, son premier cauchemar surement, ce premier crime, un indice de ce passé qui a tout déclenché. Il y a bien les femmes, elles passent ou sont tuées, le plus souvent. Il y a bien quelques amis Abdéros ou Hylas, son frère Iphicles. Mais Herakles n'a pas la clémence des dieux. Orgueilleux, pas très finaud, il provoque les situations, se met les dieux à dos... seul, il sera seul.
Le troisième tome offre le mystère du crime principal, la folie d'Herakles, celle qui met en danger ses proches. C'est aussi la raison de ses années de service à Eurysthée et ce que l'on sait moins d'autres années au service de la reine de Lydie, Omphale. Encore là, une chance de sérénité, quelques années de répit. Mais Herakles a une destinée et les dieux n'ont pas fini de rire ou s'épouvanter de ses réactions jusqu'à la libération finale.

© Édouard COUR/ Akileos

Le mythe est classique. L'auteur ne se contente pas, pourtant, des combats de son héros. Il lui apporte une âme, des chagrins, des désespoirs, des regrets. Grand gaillard, fort, puissant, il est de moins en moins précis dans ses traits au fur et à mesure des planches. Il passe de ce guerrier connu, de cet homme, à une silhouette objet des dieux, esclave perpétuel de ses démons et des hommes ou femmes qui l'utilise. La vie "normale" aux couleurs passées, ocres, sépia, terre ou vert de gris tranche avec les moments de pulsion, très texturées, sombres ou les détails se brouillent dans une atmosphère.
Les couleurs, les hachures, les ombres, les traits, accentuent les coups, la force, les giclures, la foudre. Une violence mise en scène avec un dynamisme saisissant où le lecteur perd son sens de l’orientation.
La modernité de cette trilogie est apportée, aussi, par le mordant des dialogues, par un cynisme et un humour bien présent. Les dieux jouent avec leur héros... et nous aussi.

© Édouard COUR/ Akileos

lundi 25 janvier 2016

Come prima

Offert à l'homme parce que construit comme un film italien des années 50 ou 60, dévoré personnellement parce que "Pourquoi j'ai tué Pierre" d'Olivier Ka et de cet illustrateur
m'avait scotchée!
© Alfred/ Delcourt

Giovanni a enfin retrouvé son frère Fabio, en France, à la sortie d'un match de boxe où ce dernier a fait pale figure. Il veut le ramener en Italie pour enterrer leur père. Fabio, c'est le grand frère, adulé ado pour sa force, son caractère. Il est parti tôt d'Italie, dès qu'il a pu, laissant derrière lui les amis, la famille.
Le malaise est là, latent. Il y a de la rage entre les deux frères et elle s'insinue dans tous leurs gestes, leurs paroles, leurs bagarres mais aussi la manière de conduire, de répondre au téléphone, d’accepter l'hospitalité. Ils reviennent dans le pays de leur enfance et Fabio ne sait pas à quoi s'attendre. Il est parti en mauvais terme, il est parti en fuyant, en trahissant peut-être. Est-ce que les amis lui en voudront? Et puis de toutes façons, il est parti parce qu'il le fallait, parce qu'il en rêvait. C'est le seul à avoir assumer de vivre une grande aventure. Le seul avec du cran, non? Giovanni reproche à demi-mots, en silence. Ce grand frère n'a conscience de rien. Il est parti sans lui. Il a du prendre la place de celui qui a des responsabilités.

© Alfred/ Delcourt

Ce road movie est lent, sinueux. Il nous entraine dans les paysages de campagne, dans la France profonde puis dans les lumières et senteurs d'Italie. La grande Histoire et les souvenirs ponctuent le texte avec des images plus franches et colorées, en aplats. Les souvenirs de qui? Nous y entrevoyons le rôle de ce grand frère, l'envie de partir et une ombre fasciste. Et puis les deux frères se jaugent, encore.

© Alfred/ Delcourt

Cette magnifique bande dessinée parle la culpabilité d'être passé à côté de sa vie. Elle rappelle les choix faits, les négligences et les non-dits. Il y a l'ombre d'un père aimant puis désespéré. Les deux frères et deux femmes. Le lecteur est porté par l'atmosphère, les mises en scène avec des "presque" monologues entre les draps. Un hôte, un auto-stoppeur ou un chien et voici les sentiments qui remontent à la surface. Ceux de Fabio bien-sûr mais aussi ceux de Giovanni. Quelles sont leurs raisons, leur fuite? Que pouvons-nous attendre d'un retour vers le passé?

© Alfred/ Delcourt



samedi 16 janvier 2016

"Je traverse une forêt dessinée par John Bauer" - L'art de voyager léger et autres nouvelles


"Il savait dessiner les forêts et depuis qu'il s'est noyé, personne ne s'y est risqué. Et ceux qui osent, maman et moi les méprisons.
Pour dessiner une forêt qui soit assez grande, on ne met pas la cime des arbres et le ciel. Juste des troncs droits et très gros qui s'élèvent vers les nuages. Le sol est constitué de doux vallons, de plus en plus loin, de plus en plus petits, jusqu'à ce que la forêt soit infinie. Il y a des pierres, mais on ne les voit pas. La mousse pousse dessus depuis des milliers d'années et personne n'y a touché. Si on marche dans la mousse, cela fait un grand trou qui prend une semaine à se réparer. Si on marche dessus une deuxième fois, on a fait un trou pour l'éternité. Si on marche une troisième fois sur la mousse, cela la fait mourir.
Dans une forêt bien peinte, tout est plus ou moins de la même couleur, la mousse, les troncs et les branches des sapins. Tout est doux et grave, à mi-chemin entre le gris, le marron et le vert, mais avec très peu de vert. Si on veut, on peut y placer un être humain, une princesse, par exemple. Elle est toujours blanche, très petites avec de longs cheveux blonds. On la place au milieu ou dans la bordure dorée. Après la mort de John Bauer, les princesses sont devenues modernes et elles étaient de n'importe quelle couleur. Juste des enfants normaux déguisés."

(extrait de "Baies" une nouvelle issue de "L'art de voyager léger et autres nouvelles" de Tove JANSSON, Livre de poche; illustrations de John BAUER, bien-sûr)

vendredi 15 janvier 2016

Je cassais les poupées blanches - L'oeil le plus bleu

* source

"Leur indignation était à son comble. Leurs larmes menaçaient de détruire la distance que créait leur autorité. L'émotion accumulée pendant des années de désirs insatisfaits pointait dans leur voix. Je ne savais pas pourquoi je cassais ces poupées. Mais je savais que personne ne m'avait jamais demandé ce que je voulais pour Noël. Si un adulte, ayant le pouvoir de combler mes désirs, m'avait pris au sérieux et m'avait demandé ce que je voulais, il aurait su que je ne voulais rien à moi, que je ne voulais posséder aucun objet. Je voulais plutôt ressentir quelque chose le jour de Noël. La vraie question aurait dû être: "Ma chère Claudia, qu'aimerais-tu connaître à Noël?" J'aurais répondu: "Je veux m'asseoir sur le petit tabouret dans la cuisine de maman, les genoux couverts de lilas et écouter papa jouer du violon pour moi toute seule." La taille du tabouret fait pour moi, le sentiment de sécurité et la chaleur de la cuisine de maman, l'odeur des lilas, la musique et pour que tous mes sens soient de la fête, peut-être, après, le goût d'une pêche.
Au lieu de ça je sentais l'odeur et le goût des assiettes et des tasses en fer-blanc pour organiser des goûters qui m'ennuyaient. Au lieu de ça, je regardais avec répugnance les nouvelles robes qui exigeaient avant de les porter qu'on prenne un bain dans une baignoire de zinc galvanisé. On glissait sur le zinc, pas le temps de jouer ni de se laisser tremper, parce que l'eau refroidissait trop vite, pas le temps de goûter sa nudité, le temps seulement de faire couler de l'eau savonneuse entre ses jambes. Puis la serviette qui gratte et l'absence terrible et humiliante de crasse. La propreté irritable et sans imagination. Finies les taches d'encre sur les jambes et le visage, toutes mes créations accumulées pendant la journée précédente, et remplacées par la chair de poule."

(extrait de "L’œil le plus bleu" de Toni MORRISON, éditions 10/18)

Par bonheur, le lait

Cet auteur et un titre aussi parachuté, cela donnait envie.

© Neil GAIMAN et BOULET/ Au Diable Vauvert

La maman est partie quelques jours pour le travail et a laissé ses enfants et son mari. Tout est prêt, chaque repas au congélateur, chaque rendez-vous noté et rappelé au mari etc... Et, à la dernière minute, elle lui dit qu'il n'y a presque plus de lait. Bien-sûr le lendemain arrive et plus de lait, ni pour mettre dans les céréales des enfants, ni pour ajouter au thé du père. Qu'une solution, aller en acheter. Mais il met beaucoup de temps pour revenir, le narrateur (le garçon) et sa sœur se disent qu'il a du s'arrêter pour bavarder. Le père rentre enfin et explique son retard...
 - Bah j'ai été kidnappé par des extraterrestres, je me suis enfui et je suis tombé dans la mer, rattrapé par des pirates...

"Par bonheur, le lait" de Neil GAIMAN et illustré par BOULET est une divagation d'un père pour ses enfants. Au lieu de laisser le quotidien l'empêtrer, il leur offre là une histoire à dormir debout et pioche dans l'imaginaire de ses enfants de quoi l'alimenter.
Ils aiment les pirates, les dinosaures, les poneys colorés et tatoué d'étoiles, les volcans, les machines à remonter le temps et les vampires. Ils en auront. C'est alambiqué, pas plausible pour un sou et tiré par les cheveux. Tant mieux. Bien-sûr le père est allé chercher du lait et il ne l'oublie pas, surtout que cette bouteille a une grande valeur. Elle est la marque du temps, le symbole de la prophétie, le détail qui peut faire tout exploser. Le papa n'a-t-il pas fait des bonds dans le temps et risqué la fin de l'univers? Si! Mais le lait arrive sur la table. Ce ne sera pas du jus d'orange sur les céréales ni dans le thé!
Le père revient d'une course auréolé de sa fantaisie et les enfants se posent des questions. Cette affabulation apporte son lot de bonnes images et de rires sous capes. Les enfants se rappelleront ce matin-là, leur père aussi.

La version française a été illustrée par BOULET et elle joue sur la fraicheur. J'aime particulièrement le peuple des andes, les pirates. Voici d'ailleurs une petite mise en bouche culturelle, la version française,

© Neil GAIMAN et BOULET/ Au Diable Vauvert

la version américaine par Skottie YOUNG


et anglaise par Chris RIDDELL.



Merci aux éditions Diable Vauvert et à l'opération Masse critique de Babélio.
tous les livres sur Babelio.com
 

mardi 12 janvier 2016

Mon ami Dahmer

Je n'avais pas parlé de "Blast" de Manu LARCENET, ni de "From Hell" d'Alan MOORE et dessiné par Eddie CAMPBELL (normal, je ne l'ai pas fini celui-là!) et pourtant l'immersion dans une part de folie m'interpelle. Encore ici, "Mon ami Dahmer" de Derf BACKDERF parle d'un tueur en série. Avec Blast, nous étions conviés à une immersion dans le ressenti de ce tueur fictif, dans ce dégoût progressif et j'avais beaucoup aimé cette somptueuse quadrilogie même en dehors de quelques à-côté un peu glauques sans être sordides. Jack l'éventreur se présentait à travers ses crimes dans le second (à reprendre pour tout de même finir un monument de la bande dessinée).

© Derf BACKDER/ Cà et Là

Derf BACKDERF nous ramène à son adolescence, jusqu'au premier crime. Il était l'ami d'un futur tueur en série, Jeff Dahmer. L'auteur a apparemment mis du temps à réaliser cette bande-dessinée. Présente comme simple catharsis sans volonté d'être publiée, elle s'est vue reprise, peaufinée pour voir le jour bien après les faits et la mort du tueur.
"Mon ami Dahmer" met le doigt où le bas blesse. "C'était un être insignifiant. Un de ces gamins timides qui, submergés par la masse adolescente, se transforment en handicapés sociaux, se résignent à leur sort et deviennent invisibles. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la rentrée sans même que je le remarque. Et ceux qui remarquaient Dahmer... n'avaient que mépris pour lui."
Non, ce ne fut pas un ami. L'auteur retrace ces années passées à côté de ce jeune homme en marge: du vécu, de l'amitié, de la famille, sa ville natale et ses préoccupations d'adolescent. Il a mis du temps à faire cette version longue pour se détacher émotionnellement des choix d'adultes de Dahmer, proposant en plus des souvenirs personnels des éléments repris dans les papiers du FBI et les interviews du tueur incarcéré.

© Derf BACKDER/ Cà et Là

S'apposent ainsi l'adolescence de Derf et celle de Jeff. Et puis Derf et ses copains, ados plein d'hormones et fans de musiques, assez dans la norme, s'entichent de l'adolescent bizarre. D'insignifiant, il est devenu étrange en imitant des crises d'épilepsie. Ils l'entourent et créent un groupe autour de lui, comme mascotte. Jeff se met en scène, les autres l'utilisent pour faire rire mais jamais il n'est intégré. Pas inclus dans les sorties, pas inclus dans les invitations.

Jeff n'a pas une vie comme les autres, quand il rentre chez lui, sa mère et son père sont là au départ avec son petit frère. Mais le père est assez absent par son travail puis quitte le domicile conjugal. Il est spectateur de la séparation de ses parents, spectateur de la maladie de sa mère et peu à peu, seul, semble-t-il terrifié, et devient alcoolique.
"Comment a-t-il pu s'en tirer alors qu'il empestait l'alcool en pleine journée? Je n'en reviens toujours pas. Tous les lycéens étaient au courant de ce que faisait Dahmer... mais pas un seul prof, pas un surveillant ne remarqua quoi que ce soit. Pas un seul."

© Derf BACKDER/ Cà et Là

Il fait déjà un peu peur, par ses lubies déjà, aimant liquéfier dans l'acide les chairs de petits animaux morts. Puis en les tuant. Puis il ne parlait pas, peu, restait sous un masque de pierre sans exprimer ses sentiments. Il ne trahissait son désarroi que par les mimiques d'un handicap mental inexistant.
Il peut être force de proposition et tente de se fondre une ou deux fois dans le moule mais il est déjà distant, seul il boit encore plus.

© Derf BACKDER/ Cà et Là

La descente aux enfers s'accélère une fois que sa mère part de la maison avec son petit frère, le laissant seul à ses démons. Seul dans la maison, seul avec ses occupations, seul avec cette orientation sexuelle difficilement prononçable dans les années 70. Mais plus qu'homosexuel, il les aimerait morts.
Pas de garde-fou, pas d'amis, pas d'adultes référents, ni même d'adultes le recadrant à l'école. Puis le collège se termine, les autres même si peu présents, juste dans son cercle flou, vont partir à la fac, plus loin.

L'auteur ne se ménage pas, il décrit son aveuglement et cela rend l'histoire encore plus singulière. Il parle de ses émotions, de son indifférence d'alors, de sa surprise aussi, lui et pas un autre.
Un goût amer de gâchis apparait. Aurait-il été différent si accompagné? Aurait-il pu passer ses pulsions comme de simples fantasmes jamais assouvis?
Le style de l'auteur, au trait ressemblant à celui de Crumb, est lisible, rectiligne. J'ai eu tout de même un peu de mal à distinguer les personnages hormis Dahmer mais le froid de son visage est alors plus accentué. La forêt environnante aurait pu lui être charmante et reste le seule témoin de sa déchéance, seul lieu plus doux, plus souple. La dernière partie dans le noir apporte le passage à l'acte, le premier, suggéré plus que montré.
C'est fort! C'est aussi glaçant!


lundi 11 janvier 2016

Le grand méchant renard

Un renard, un grand, un méchant, un rusé bien-sûr! Un renard sorti des fables d’Ésope ou de La Fontaine, un goupil nommé Renart. Mais non, "Le grand méchant renard" de Benjamin RENNER est un petit renard affamé, rabougri, penaud, pas bien fute fute.

© Benjamin RENNER/ Delcourt

Il ne fait peur à personne. A la ferme, il est connu, attendu, battu, raccompagné à la porte, éjecté par les animaux eux-même. Le chien de garde n'y est pour rien... ce sont le lapin, le cochon et pire de pire la poule principale qui s'en chargent. Bon, ce ne sont pas de mauvais bougres, le renard ni rusé, ni méchant, retourne dans son terrier avec un panier bien garni de navets.
Oui mais dans la forêt, compère Loup aimerait bien lui aussi manger les poules, le lapin et le cochon. Lui fait peur mais la ferme est tout de même bien gardée. Il interpelle le renard et lui propose des ruses pour, à deux, arriver à leurs fins. Mais décidément le renard n'y arrive pas. Une ruse fonctionne tout de même: voler les œufs.
Oui! Le renard a enfin réussi à voler quelque chose. Les œufs! Chouette, les gober crus, les faire bouillir. Non, le loup propose de les couver pour avoir plus à se mettre sous la dent, des poussins bien gros. Oui mais ils s'y collent à deux!

© Benjamin RENNER/ Delcourt

Les œufs éclosent, le pire arrive et le meilleur de la bande dessinée aussi. Il y a un peu de "Tous ses petits canards" de Christian DUDA et Julia FRIESE dans cette bande-dessinée. Le grand méchant renard est suivi de trois poussins, miam très tendres mais pas facile de les manger.
La poule ne fait pas confiance au chien et créé une association pour aller se venger et récupérer ses œufs. Le loup rend visite au renard pour enfin manger les poussins, un, deux, deux et demi ou les trois. Mais ce n'est jamais le bon moment... seraient-ils avariés?

© Benjamin RENNER/ Delcourt

Benjamin RENNER offre là une pause revigorante. Son trait vif et percutant propose des animaux cartoonesques et bourrés d’énergie. Même si le scénario est assez convenu, l'auteur nous le développe avec délice et multiples petits rebondissements. 190 pages à recommander, à tout âge!

© Benjamin RENNER/ Delcourt


mercredi 6 janvier 2016

Le feuilleton de Thésée, la mythologie grecque en 100 épisodes

Nous avons les trois feuilletons "commis" par Murielle SZAC (et avec quel bonheur reçus). Et après avoir lu le premier tout en lui donnant aussi une dimension scolaire, nous avons dévoré le second sans y ajouter quoique ce soit (ou presque). Ce fut donc une lecture orale, offerte par les parents au petit d'homme et quelques fois en sens inverse.

© Murielle SZAC et Rémi SAILLARD/ Bayard jeunesse

"Le feuilleton de Thésée" de Mureille SZAC et illustré par Rémi SAILLARD est plus facile d'accès que celui d'Hermès. Les épisodes mettent en scène des héros mieux connus ainsi que des défis identifiables rapidement: Thésée et le minotaure, Dédale et Icare, Héraclès et ses 12 travaux, Œdipe et le Sphinx, les jeux olympiques.

Thésée est un tout jeune garçon, né d'une union entre une princesse, Aethra, et un roi, à moins que cela soit Poséidon qui en soit le père. Il bénéficie de la pédagogie et des conseils de son précepteur, Connidas et découvre grâce à lui comment devenir un homme aux valeurs morales et aux aptitudes physiques. Mais Thésée est admiratif de son grand cousin de Héraclès.
Envieux de cette force de la nature, demi-dieu puisque fils de Zeus, Thésée souhaite suivre ses exploits. Il découvre aussi la rage, la folie qu'Héra lui a insufflé et les meurtres que ce grand héros commet autour de lui. Les douze travaux se succèdent mais s'accompagnent aussi des violences d'Héraclès, mort de sa famille sous l'emprise de la déesse des déesses mais aussi de ses méprises aussi irrévocables, par exemple la mort des centaures, ennemis comme amis.
Connidas met en garde Thésée. Il va devenir un jeune homme, puissant, courageux et peut-être violent. Encore faut-il qu'il soit responsable de ses actes. Et effectivement, après le mystère de sa naissance, Thésée veut lui aussi ses exploits et peu à peu va à la rencontre de son père, le roi d’Athènes, Égée. Il souhaite être digne de la couronne et se portera volontaire pour suivre les jeunes hommes et femmes envoyés pour être sacrifiés dans le labyrinthe en Crète, tuera le Minotaure, emportera Ariane tout en ne la ramenant pas avec lui et fera mourir de douleur son père.

© Murielle SZAC et Rémi SAILLARD/ Bayard jeunesse

Oui, mais Thésée est devenu roi et cette partie-là du livre est aussi importante. Il érige la convention grecque d'être un bon hôte à celle d'accueillir tous les laissés pour compte. Il change le mode de gouvernement pour une démocratie. Il devra tout de même subir les conséquences de ses actes, gérer les liens avec le roi Minos ou sa descendance, accueillir Œdipe et Antigone tout en donnant une complète liberté à cette dernière. Et puis Thésée devient amoureux, prends femme et se perd... jusqu'à devenir aussi monstrueux que son cousin Héraclès.

© Murielle SZAC et Rémi SAILLARD/ Bayard jeunesse

"Le feuilleton de Thésée" nous parle de la fougue de la jeunesse, éblouie par la force et l’héroïsme. Elle parle aussi des actes insensés, violents, fous et la responsabilité que peut avoir l'homme même manipulé par les dieux. Le livre parle de rédemption aussi, ou presque. De la sagesse d'un individu pris dans les feux de l'amour et dans la douleur de la perte.
Tout le long, nous pouvons comparer Héraclès et Thésée, le dernier grandit avec sagesse et pourtant.Il deviendra un autre, un mauvais père, un homme de parole mais aux actes intolérables... jusqu'à reprendre ses esprits. Et nous saurons comment Héraclès finit.
Autant à la naissance du monde et des dieux, thème du "Feuilleton d'Hermès", les focus sur les autres intervenants ou les flashbacks dépendaient des pouvoirs de ses nourrices, ici ce sont les oracles qui donnent le la. Thésée est ainsi témoin inactif de la vie d'Oedipe par exemple. Les femmes ont aussi un rôle plus complexe avec par exemple le très beau portrait d'Antigone.

© Murielle SZAC et Rémi SAILLARD/ Bayard jeunesse

L'auteure ne déçoit pas. Le propos est complexe, la thématique mythologique, évidemment puits sans fond de délices et de péripéties, offre son lot de cruauté, de sang, de peur, de dégoût ou de passages fantastiques avec des créatures fabuleuses. Mais les réflexions amenées par les constants dialogues entre Thésée et son maitre ou son ami Iolaos sont de très belles ouvertures à la réflexion.
Le vocabulaire est riche, les épisodes addictifs. Le jeu d'appel du prochain est haletant et c'est avec énormément de plaisir que nous suivons, non plus un dieu joyeux et hyperactif Hermès, mais un jeune homme à l'éducation parfaite en prise avec la vie, le pouvoir et les émotions.
Murielle SZAC a travaillé avec un autre illustrateur, Rémi SAILLARD. Le résultat est toujours entre l'abstrait, le symbolique et le figuratif. Les doubles pages évoquent les défis sans jamais totalement les illustrer. Il y a aussi un soupçon de surréalisme, un peu DE CHERICO quelques fois. Les petits dessins ponctuant le texte apportent eux une respiration.
C'est bon, très bon!

mardi 5 janvier 2016

"Nous, papa et moi donc, nous levons à six heures le matin convenu parce que les sapins doivent être achetés dans le noir." - L'art de voyager léger et autres nouvelles


"Puis l'atelier se transforme en forêt primitive où on peut s'enfoncer incroyablement loin sous le sapin pour s'y cacher. Sous les sapins, il faut se montrer plein d'amour. Il existe également des endroits pour éprouver du chagrin ou de la haine, par exemple, entre les portes où le courrier arrive. La porte du vestibule a des petits carreaux rouges et verts, elle est étroite et solennelle. Et puis, le vestibule est rempli de vêtements, de skis et de jambières, mais juste entre les portes, là où on a juste assez de place pour se glisser, il y a un espace encore plus petit pour éprouver de la haine. Si on le fait dans une grande pièce, on meurt sur-le-champ. mais si c'est confiné, la haine retourne à l'intérieur du corps et n'atteint jamais Dieu.
Avec les sapins, c'est très différent, en particulier lorsque les boules y sont accrochées. Ce sont des endroits qui renferment l'amour et c'est pour cela qu'il est terriblement dangereux de les faire tomber."

(Extrait de la nouvelle "Noël", elle-même issue de "L'art de voyager léger et autres nouvelles" de Tove JANSSON, Livre de poche; illustration de Tove JANSSON surement pour les Moomins)

****
Qui ose dire que je suis en retard? Non, il n'y a jamais de retard pour une atmosphère!

lundi 4 janvier 2016

La formidable aventure du chat de Maître Kuniyoshi

© Utagawa KUNIYOSHI, Emma GIULIANI et Ariane GRENET/ Paris Musées

"Je m'appelle Neko. Je suis le chat de maître Kuniyoshi. Je passe le plus clair de mon temps dans son atelier. Je renifle les encres. Je joue avec les pinceaux... C'est un grand artiste japonais. Il fait si souvent mon portrait que j'en suis devenu un peu vaniteux..." 

© Utagawa KUNIYOSHI, Emma GIULIANI et Ariane GRENET/ Paris Musées

Et pourtant Neko est le seul à entendre le cri de la baleine. Les esprits de la mer sont en colère et en veulent à la princesse Yugi.
Ce grand cétacé n'a pas le choix, elle transforme le chat en samouraï, enfin presque, pas forcément très courageux  mais très peureux, un chat-mouraï en somme.
Il va devoir aider la baleine géante, sauver la princesse et son précieux chargement et se confronter aux esprits.

© Utagawa KUNIYOSHI, Emma GIULIANI et Ariane GRENET/ Paris Musées

A travers l'histoire, nous découvrons une partie du bestiaire fabuleux du Japon. Pas forcément de terribles bêtes mais plus d'autres qui paraitraient inoffensifs, comme les crapauds, les tengus (mi-hommes mi-oiseaux) ou le grand squelette Kokkakku. Le tout donne force et attrait pour ces esprits et les samouraïs qui les combattent.

© Utagawa KUNIYOSHI, Emma GIULIANI et Ariane GRENET/ Paris Musées

"La formidable aventure du chat de Maître Kuniyoshi", de l'atelier SAJE (Emma GIULIANI et Ariane GRENET) pour le Petit Palais, est une belle petite histoire pour entrer dans l'univers de ce peintre de l'estampe et du fantastique. De quoi aborder son travail doucement. Le livre est d'une très belle facture offrant des pages à déplier, des fenêtres dans les fenêtres, des découpages. Le tout donne une dynamique au texte, sympathique mais assez sommaire tout de même.

Et vous verrez qu'il vous faudra investir dans un livre reprenant plus d'estampes de Kuniyoshi!
Attention: vous avez jusqu'au 17 janvier pour profiter de l'exposition au Petit Palais!