"Leur indignation était à son comble. Leurs larmes menaçaient de détruire la distance que créait leur autorité. L'émotion accumulée pendant des années de désirs insatisfaits pointait dans leur voix. Je ne savais pas pourquoi je cassais ces poupées. Mais je savais que personne ne m'avait jamais demandé ce que je voulais pour Noël. Si un adulte, ayant le pouvoir de combler mes désirs, m'avait pris au sérieux et m'avait demandé ce que je voulais, il aurait su que je ne voulais rien à moi, que je ne voulais posséder aucun objet. Je voulais plutôt ressentir quelque chose le jour de Noël. La vraie question aurait dû être: "Ma chère Claudia, qu'aimerais-tu connaître à Noël?" J'aurais répondu: "Je veux m'asseoir sur le petit tabouret dans la cuisine de maman, les genoux couverts de lilas et écouter papa jouer du violon pour moi toute seule." La taille du tabouret fait pour moi, le sentiment de sécurité et la chaleur de la cuisine de maman, l'odeur des lilas, la musique et pour que tous mes sens soient de la fête, peut-être, après, le goût d'une pêche.
Au lieu de ça je sentais l'odeur et le goût des assiettes et des tasses en fer-blanc pour organiser des goûters qui m'ennuyaient. Au lieu de ça, je regardais avec répugnance les nouvelles robes qui exigeaient avant de les porter qu'on prenne un bain dans une baignoire de zinc galvanisé. On glissait sur le zinc, pas le temps de jouer ni de se laisser tremper, parce que l'eau refroidissait trop vite, pas le temps de goûter sa nudité, le temps seulement de faire couler de l'eau savonneuse entre ses jambes. Puis la serviette qui gratte et l'absence terrible et humiliante de crasse. La propreté irritable et sans imagination. Finies les taches d'encre sur les jambes et le visage, toutes mes créations accumulées pendant la journée précédente, et remplacées par la chair de poule."
(extrait de "L’œil le plus bleu" de Toni MORRISON, éditions 10/18)
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