Je n'avais pas parlé de "Blast" de Manu LARCENET, ni de "From Hell" d'Alan MOORE et dessiné par Eddie CAMPBELL (normal, je ne l'ai pas fini celui-là!) et pourtant l'immersion dans une part de folie m'interpelle. Encore ici, "Mon ami Dahmer" de Derf BACKDERF parle d'un tueur en série. Avec Blast, nous étions conviés à une immersion dans le ressenti de ce tueur fictif, dans ce dégoût progressif et j'avais beaucoup aimé cette somptueuse quadrilogie même en dehors de quelques à-côté un peu glauques sans être sordides. Jack l'éventreur se présentait à travers ses crimes dans le second (à reprendre pour tout de même finir un monument de la bande dessinée).
© Derf BACKDER/ Cà et Là
Derf BACKDERF nous ramène à son adolescence, jusqu'au premier crime. Il était l'ami d'un futur tueur en série, Jeff Dahmer. L'auteur a apparemment mis du temps à réaliser cette bande-dessinée. Présente comme simple catharsis sans volonté d'être publiée, elle s'est vue reprise, peaufinée pour voir le jour bien après les faits et la mort du tueur.
"Mon ami Dahmer" met le doigt où le bas blesse. "C'était un être insignifiant. Un de ces gamins timides qui, submergés par la masse adolescente, se transforment en handicapés sociaux, se résignent à leur sort et deviennent invisibles. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la rentrée sans même que je le remarque. Et ceux qui remarquaient Dahmer... n'avaient que mépris pour lui."
Non, ce ne fut pas un ami. L'auteur retrace ces années passées à côté de ce jeune homme en marge: du vécu, de l'amitié, de la famille, sa ville natale et ses préoccupations d'adolescent. Il a mis du temps à faire cette version longue pour se détacher émotionnellement des choix d'adultes de Dahmer, proposant en plus des souvenirs personnels des éléments repris dans les papiers du FBI et les interviews du tueur incarcéré.
© Derf BACKDER/ Cà et Là
S'apposent ainsi l'adolescence de Derf et celle de Jeff. Et puis Derf et ses copains, ados plein d'hormones et fans de musiques, assez dans la norme, s'entichent de l'adolescent bizarre. D'insignifiant, il est devenu étrange en imitant des crises d'épilepsie. Ils l'entourent et créent un groupe autour de lui, comme mascotte. Jeff se met en scène, les autres l'utilisent pour faire rire mais jamais il n'est intégré. Pas inclus dans les sorties, pas inclus dans les invitations.
Jeff n'a pas une vie comme les autres, quand il rentre chez lui, sa mère et son père sont là au départ avec son petit frère. Mais le père est assez absent par son travail puis quitte le domicile conjugal. Il est spectateur de la séparation de ses parents, spectateur de la maladie de sa mère et peu à peu, seul, semble-t-il terrifié, et devient alcoolique.
"Comment a-t-il pu s'en tirer alors qu'il empestait l'alcool en pleine journée? Je n'en reviens toujours pas. Tous les lycéens étaient au courant de ce que faisait Dahmer... mais pas un seul prof, pas un surveillant ne remarqua quoi que ce soit. Pas un seul."
© Derf BACKDER/ Cà et Là
Il fait déjà un peu peur, par ses lubies déjà, aimant liquéfier dans l'acide les chairs de petits animaux morts. Puis en les tuant. Puis il ne parlait pas, peu, restait sous un masque de pierre sans exprimer ses sentiments. Il ne trahissait son désarroi que par les mimiques d'un handicap mental inexistant.
Il peut être force de proposition et tente de se fondre une ou deux fois dans le moule mais il est déjà distant, seul il boit encore plus.
© Derf BACKDER/ Cà et Là
La descente aux enfers s'accélère une fois que sa mère part de la maison avec son petit frère, le laissant seul à ses démons. Seul dans la maison, seul avec ses occupations, seul avec cette orientation sexuelle difficilement prononçable dans les années 70. Mais plus qu'homosexuel, il les aimerait morts.
Pas de garde-fou, pas d'amis, pas d'adultes référents, ni même d'adultes le recadrant à l'école. Puis le collège se termine, les autres même si peu présents, juste dans son cercle flou, vont partir à la fac, plus loin.
L'auteur ne se ménage pas, il décrit son aveuglement et cela rend l'histoire encore plus singulière. Il parle de ses émotions, de son indifférence d'alors, de sa surprise aussi, lui et pas un autre.
Un goût amer de gâchis apparait. Aurait-il été différent si accompagné? Aurait-il pu passer ses pulsions comme de simples fantasmes jamais assouvis?
Le style de l'auteur, au trait ressemblant à celui de Crumb, est lisible, rectiligne. J'ai eu tout de même un peu de mal à distinguer les personnages hormis Dahmer mais le froid de son visage est alors plus accentué. La forêt environnante aurait pu lui être charmante et reste le seule témoin de sa déchéance, seul lieu plus doux, plus souple. La dernière partie dans le noir apporte le passage à l'acte, le premier, suggéré plus que montré.
C'est fort! C'est aussi glaçant!
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