"Il y avait quelque chose de décalé chez moi, quelque chose qui ne sonnait pas juste, peut-être dans mes gestes, mes expressions, les mouvements de mes yeux, et certainement dans ce que je disais. Des années plus tard, mon père fit allusion en passant au phénomène de la vallée dérangeante: l'aversion que nous inspirent les choses qui sont presque, mais pas tout à fait, comme les humains. La vallée dérangeante est un concept difficile à définir et plus difficile encore à mesurer. Cependant, s'il est avéré, il expliquerait pourquoi le visage des chimpanzés est si perturbant pour certains d'entre nous. Aux yeux des enfants de ma classe, j'étais l’objet dérangeant. Ces gamins de cinq ou six ans ne se laissaient pas abuser par la contrefaçon.
Leur choix de mots était critiquable et je ne me privai pas de le leur faire remarquer: étaient-ils assez bêtes pour ne pas faire la différence entre les singes et les primates? Ignoraient-ils que les êtres humains étaient également des primates? Mais sous-entendre qu'être traitée de primate ne me posait aucun problème ne fit que renforcer la conviction de mes camarades. Leur instinct ne les avaient pas trompés. Et ils refusaient de croire qu'ils étaient eux aussi des primates. Leurs parents les avaient rassurés sur ce point. On me dit qu'un cours entier de catéchisme avait été employé à réfuter mes arguments."
(extrait de "Nos années sauvages" de Karen Joy FOWLER, Presse de la cité; illustration de Beatrice ALEMAGNA extraite de "Jo singe garçon" dont je parle là
)
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