samedi 21 avril 2018

Tatiana - Songe à la douceur





"Or, quand Tatiana réfléchit à voix haute, elle le fait souvent (c'est une drôle d'habitude) en posant un insecte sur le dos de sa main
une coccinelle, une fourmi, un scarabée,
n'importe quoi:
elle s'empare mécaniquement des bestioles qui passent,
et elle parle, concentrée, en les regardant trottiner,
passant de main en main, la peau, la peau
toujours recommencée.
Eugène regarde Tatiana regarder l'insecte, se demande ce qu'elle trouve à ce minuscule marathon,
à la chatouille de ces toutes petites pattes;
peut-être que cette opiniâtreté,
ce fonçage en ligne droite,
cette éternelle et rectiligne décision,
l'aide à tracer la route de ses idées à elle?
Ses idées,
ce sont celles de quelqu'un qui ne pense pas
à l'implosion du soleil,
 et il y a donc des choses qu'elle espère
et qui l'apeurent;
Eugène aime sa manière cahotante de les présenter." [...]


" Il se dit: "C'est une gamine".
Gamine est un terme pratique. Gamine égale
mignon, gamine égale enfant et sœur.
Gamine est raide; gamine exclut les courbes
lourdes, les seins en poire;
Gamine est fraîche; gamine n'a pas l'attrait brûlant
des aventures;
Gamine est lisse; gamine n'a pas d'escarpements
ni d'encoignures.
Gamine on la borde. On lui lit des histoires
édifiantes pour la faire dormir.
Gamine on lui fait son éducation.
Eugène se sent comme investi d'une grande mission.
Il sait ce qu'il va lui répondre; il compose dans sa tête une réponse pleine
de ces trois années qu'il a vécues de plus qu'elle;
de ces dizaines de livres qu'il a lus de plus qu'elle;
de ces nombreuses amours qu'il a eues de plus qu'elle." 
(extraits de "Songe à la douceur" de Clémentine BEAUVAIS, éditions Sarbacane)

vendredi 13 avril 2018

Petites et grandes histoires des animaux disparus

© Hélène RAJCAK et Damien LAVERDUNT/ Actes sud jeunesse

Toujours un œil tourné vers les documentaires jeunesse, je ne pouvais que fondre pour la proposition "Petites et grandes histoires des animaux disparus" d'Hélène RAJCAK et illustré par Damien LAVERDUNT. Ce duo m'avait enthousiasmée sur la microfaune. Un livre que l'enseignante du lutin au collège voudrait m'emprunter toute une année scolaire.
Mais quoi de nouveau sous le soleil? Surtout sur un sujet que j'aime retrouver, la zoologie et la paléontologie. Il y a un beau lien entre une bébête marante, une anecdote scientifique ou mythologique et une première sensibilisation au danger de l'extinction des espèces.

© Hélène RAJCAK et Damien LAVERDUNT/ Actes sud jeunesse

En suivant une répartition géographique par continents, des portraits d'animaux disparus se présentent avec quelques informations, sa classification, sa taille ramenée à celle de l'homme, son lieu d'habitat et sa date d'extinction, mais aussi quelques éléments morphologiques. La rhytine, le drépanide Mamo aux plumes restant sur les habits d'apparat, le mammouth laineux, le thylacine (hyène, loup, tigre... kangourou?!)...
Mais la page de droite, sous forme de bande dessinée, décrit le rapport à l'homme: le naturaliste qui l'a découvert, l'histoire de sa découverte scientifique et les égarements possibles, les conséquences des besoins humains (nourriture) mais aussi une histoire de l'homme, de ses immigrations ou colonisations.

© Hélène RAJCAK et Damien LAVERDUNT/ Actes sud jeunesse

Il n'y a pas que la réalité, même amoureuse, qui s'inscrit dans ces pages. La mythologie grecque avec le Lion de Némée tué par Hercules ou l’œil du cyclope, les légendes moyen-orientales avec l'oiseau Roc de Sindbad le marin mais aussi d'autres plus locales, celle des Mikmaq réducteurs de castors, celles de Madagascar (un lémurien pinceur de fesses), celle des Maoris grâce à une immense "autruche", chinoise avec une princesse noyée par deux fois (plus humaine, ni même dauphin).

© Hélène RAJCAK et Damien LAVERDUNT/ Actes sud jeunesse

Et puis ce sont des éléments encore plus complexes qu'une extinction parce que cibles de l'homme. Ce sont des relations entre les espèces, le dodo et l'arbre Tambalacoque par exemple, le volatile aidait à la germination des graines en les prédigérant. C'est aussi une idée de responsabilité par les espèces introduites, une question de timing.

© Hélène RAJCAK et Damien LAVERDUNT/ Actes sud jeunesse

Pour finir plus joyeusement, apparemment certains spécimens ne sont pas éteints: Saluons le presque centenaire George, la tortue géante des Galápagos!
J'étais passée à côté pensant avoir affaire à une énième présentation de bestioles sans vraiment de fond, erreur! C'est un documentaire bien construit!


jeudi 5 avril 2018

"Princesse de la rue, soit la bienvenue dans mon coeur blessé* " - Pablo de la Courneuve


"- J'ai besoin de toi, tu vas me laver les cheveux, je n'y arrive pas toute seule...
Pablo respire un grand coup. Il avance, passe la porte, pousse un lambeau de tulle, puis un autre. Ce sont des costumes de danseuse, du temps où la vieille femme était une star et pas la Goule. Punaisés au plafond par leurs bretelles, ils dessinent un labyrinthe de fantômes. La poitrine serrée, Pablo le traverse. Pour se protéger des mauvaises choses, il ne doit pas marcher sur les joints du carrelage. Un pied sur un carreau blanc, un pied sur un carreau noir. Au fond de la pièce, il devine la femme dans son baquet, elle fredonne. Un dernier voile blanc, Pablo baisse les yeux. Elle est là, nue devant lui. Elle frotte ses bras avec une grosse éponge jaune. Sa peau laiteuse absorbe la lumière autour d'elle, comme le halo d'une étoile très loin dans le ciel. Ses seins très blancs, petits et ronds, bougent sur sa poitrine. [...] 
- Ah, tu es gêné, dit la vieille femme en se retournant vers le mur, tu n'as pas l'habitude. Excuse-moi."

J'aurais pu vous décrire ce roman jeunesse, vous parlez de Pablo, colombien venu se réfugier en France avec sa famille, vous mettre sur la voie en parlant d'être transparent, de ne pas faire de vague, de n'être plus là-bas mais pas d'ici, d'être le vaurien d'un autre.
J'aurais pu vous parler des émotions, de l'amitié.
Mais les larmes aux yeux je les ai eu dans cette rencontre, entre cette vieille femme, la Goule, et Pablo. De leurs silences, de leur pudeur, de ce quart de folie, de la bonne humeur, de cette retenue, du moment où ce n'est pas le moment. "Dans son corps de vieille femme, la Goule a plus de vie que bien des gens que Pablo croise dans les rues."
Et puis de marche, encore et encore, plus loin, vers les sommets où l'oxygène se raréfie, où juste plus loin vers le ciel d'où les autres partent. De vélo qui roule aussi, loin, encore, pour laisser ce qui ne peut se comprendre là sur le bas-côté. Du médicament contre la maladie des mots.
Oui, à chaque fois, même dans le plus court texte ou dans un récit de moins de 100 pages comme ici, Cécile ROUMIGUIERE distille des pépites.
(extrait de "Pablo de la Courneuve", Seuil jeunesse; *"La complainte de la Butte", paroles de Jean Renoir)

"[...] on trouve à peu près partout ce qu'on appelle par exemple des rituels d'ensauvagement, autrement dit la possession par l'esprit de l'animal qu'on va chasser." - Selon Vincent


"Deux ans se sont écoulées entre cette ligne et la précédente. Il y a eu du vent, de la pluie, du soleil, des multitude d'oiseaux, quelques baleines, des renards, des conversations muettes, des légumes qui ont poussé, un peu de pêche, un peu de chasse, la tonte des moutons, quelques allers-retours à Rio Verde, le troc, la vente, l'achat de denrées, le vent, la pluie, le soleil et ainsi de suite. Et la belle lenteur des jours, la triste lenteur des jours, des silences qui enserrent les tempes, des silences massifs et lointains qui enveloppent tout, des silences cristallins qui font pleurer la nuit, des fracas de tempêtes comme des combats de géants, la beauté violente du monde, la tristesse infinie du monde, et puis un voyage à Punta Arenas où j'ai acheté quelques cartes topographiques et plusieurs livres, dont un trop encombrant qui m'a lancé un signe datant de plus d'un siècle."

"Rosario [...] pensait à tous les lieux qu'il avait parcourus depuis des années, dans lesquels il ne savait plus s'il avait eu la sensation de se dissoudre, ou de se dilater dans l'espace, de consolider ou d'épuiser ainsi son être et son esprit [...] L'apparition de la complexité avec la première cellule, puis les protozoaires, les organismes pluricellulaires, les plantes, les insectes, les vertébrés, l'homme avec sa conscience de soi, sa capacité à analyser, nommer, complexifier le réel, le réduire, le maîtriser, le démultiplier [...]."
(extraits de "Selon Vincent" de Christian GARCIN, Babel, Actes sud)