"J'ai pensé à la fois où Michel avait donné un coup de pied dans un ballon qui avait briser une vitre de la devanture d'un magasin de vélos, il avait huit ans à l'époque. Nous étions allés voir ensemble le propriétaire du magasin pour lui proposer un dédommagement. Mais le propriétaire ne s'en était pas contenté. Il avait explosé, se lançant dans une tirade contre "tous ces sales petits cons" qui jour après jour jouaient au football devant sa boutique et envoyaient "exprès" le ballon contre les vitres. Tôt ou tard, un ballon allait forcément passer à travers, avait-il dit, c'était réglé comme du papier à musique. "Et c'est exactement ce que veulent ces petits voyous", avait-il ajouté.
Je tenais Michel par la main tandis que nous écoutions le marchand de vélos. Mon fils de huit ans avait baissé les yeux et regardait par terre, l'air contrit, tout en me serrant parfois les doigts.
Cette combinaison d'éléments, le marchand de vélos aigri qui classait Michel parmi les voyous et mon fils qui adoptait si ostensiblement une attitude coupable, m'a fait sauter le pas.
"Mais bon sang, tu vas finir par la fermer?" ai-je lancé.
Le marchand de vélos, derrière son comptoir, a manifestement cru, dans un premier temps, avoir mal compris. "Que dites-vous? a-t-il demandé.
- Tu m'as parfaitement entendu, connard. Je suis venu ici avec mon fils pour te proposer de l'argent pour ta saloperie de vitre, pas pour écouter tes discours aigris sur les enfants qui jouent au football. Qu'est-ce que ça peut faire, abruti, un ballon dans une vitre? Cela ne te donne en aucun cas le droit de traiter un garçon de huit ans de voyou. Je suis venu ici pour te verser un dédommagement, mais manifestement je ne vais rien payer. Tu te démerdes pour trouver l'argent.
- Monsieur, je ne vais pas vous laisser m'insulter, a-t-il dit, en s'apprêtant à sortir de derrière son comptoir. Ce sont ces vauriens qui ont cassé ma vitre, pas moi."
Tout contre le comptoir était posée une pompe à vélo, un modèle droit classique; la pompe à proprement parler était vissée par en dessous à une planchette en bois. Je me suis penché et j'ai pris la pompe.
"Vous feriez mieux de rester là ou vous êtes, ai-je dit calmement. Il ne s'agit pour l'instant que d'une vitre."
Quelque chose dans ma voix, je m'en souviens encore, a d'abord incité le marchand de vélos à s'immobiliser, puis à reculer d'un pas, revenant ainsi derrière son comptoir. J'avais effectivement employé un ton extraordinairement calme. Je n'étais pas à bout, la main avec laquelle je tenais la pompe n'était pas agitée par le moindre tremblement. Le marchand de vélos s'était adressé à moi en m'appelant monsieur, et j'en avais peut-être les apparences, mais je n'étais pas un monsieur.
"Allons, allons, a-t-il dit. Nous n'allons pas nous mettre à faire des bêtises, pas vrai?"
J'ai senti la main de Michel autour de mes doigts. Il les a serrés à nouveau, plus fort que les autres fois. J'ai serré sa main à mon tour.
"Combien coûte ce carreau?"
Il a cligné des yeux. "Je suis assuré, a-t-il dit. C'est juste que...
Ce n'est pas ce que j'ai demandé. J'ai demandé combien il coûte.
- Cent... cent cinquante florins. Deux cents en tout, avec le coût de la main-d'oeuvre, et le reste."
Pour sortir les billets de la poche de mon pantalon, j'ai dû lâcher la main de Michel. J'ai posé deux billets de cent florins sur le comptoir.
"Voilà. C'est pour cette raison que je suis venu. Pas pour écouter tes conneries malsaines sur des enfants qui jouent au football."
J'ai reposé la pompe à vélo à sa place. Je me sentais fatigué. Et j'éprouvais du regret. Le même sentiment de regret que l'on ressent quand on rate une balle de tennis: on veut faire un smash, mais on frappe de toutes ses forces à côtés, le bras qui teint la raquette ne rencontre pas de résistance et fauche l'air inutilement.
Je l'ai su à ce moment-là, et je le sais encore, que je trouvais dommage que le marchand de vélos se soit si vite contenu. Je pense que je me serais senti bien moins fatigué si j'avais pu utiliser la pompe à vélos."
(extrait, "Le dîner" de Herman KOCH, Belfond, 10-18)
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